Tome I - MERLIN

Chapitre VIII



« La Fontaine de Barenton »

andis qu'Arthur quittait Carohaise pour Logres, Merlin se rendait dans la péninsule armoricaine afin d'adjurer les principaux rois et ducs couronnés de Petite Bretagne de rejoindre leur seigneur dans la plaine de Salibery où devait avoir lieu le rassemblement de l'armée chrétienne.

La terreur que les Saxons inspiraient eut sans doute suffi à persuader les plus indépendants des barons bretons de la nécessité de s'unir pour écraser l'ennemi commun, mais leur intérêt personnel n'était pas seul en cause : la Chrétienneté toute entière se trouvait menacée. Tous répondirent qu'ils étaient prêts à verser leur sang pour sa défense. Désormais ils n'auraient plus qu'un emblème : une croix vermeille brodée sur la soie blanche de leurs étendards. A ce signe ils se reconnaîtraient. Ayant ainsi tenu sa promesse, Merlin reprit, à petites étapes, le chemin de la mer.

A l'époque où se place ce récit, Merlin venait d'entrer dans sa trentième année. Haut de taille, beau de visage, courtois et hardi à la fois et d'une merveilleuse égalité d'humeur, auréolé en outre du prestige de ses dons, il n'aurait pas manqué de compagnes de plaisir si la crainte de perdre l'amitié de Dieu ne l'avait incité à se défier des femmes. Ainsi s'était-il gardé jusque-là de tout péché charnel. Une frêle jeune fille, presque une enfant, devait être cependant l'occasion de sa chute.
Le hasard de ses chevauchées en Petite Bretagne l'ayant amené à l'orée de la forêt de Brocéliande, il n'eut pas la force d'âme de s'en détourner. Il savait pourtant, lui qui savait toute chose, qu'il y rencontrerait Viviane - Viviane, celle qui le perdrait s'il commettait la folie de l'aimer - mais la prescience de l'avenir n'est jamais qu'une invitation à la prudence? Or, ce jour-là, son coeur gouvernait son esprit.
Depuis longtemps le désir de connaître sa belle ennemie le tourmentait. L'occasion de la rencontrer s'offrait à lui. Que risquait-il ? Prévenu contre Viviane comme il l'était, comment pourrait-il s'en éprendre ? Sa curiosité une fois satisfaite, il retrouverait sans aucun doute la paix de l'âme.
Ainsi Merlin s'efforçait-il de se justifier à ses propres yeux avant même d'avoir succombé.


Le Val sans Retour, au fond duquel se cachait le manoir de Dyonas, le père de Viviane, était tout proche, mais la jeune fille n'y demeurait guère, préférant à toute autre compagnie celle de ses propres rêves.
De ce val partait un chemin, presque un sentier, que les petites gens de la forêt désignait en tremblant sous le nom de « Chemin de Folles Pensées », et non sans raison, la claire fontaine qu'il desservait passant alors pour enchantée. Le nom de cette fontaine n'a d'ailleurs pas changé, on l'appelle encore de nos jours la fontaine de Barenton et, bien que les grands arbres, peuplés d'oiseaux de toutes sortes, qui l'entouraient autrefois, aient disparu, ses enchantements durent toujours.
Eprise de solitude comme elle l'était, Viviane eut pu difficilement souhaiter un asile plus accueillant et plus secret. Elle s'y rendait souvent en l'absence de son père. Sachant que la jeune fille se trouvait à Barenton, ce matin-là, Merlin se garda bien de détourner son cheval du chemin qui pouvait le mener jusqu'à elle. Une hâte joyeuse l'entraînait vers son destin : les regrets ne viendraient qu'en suite.