istorique

Les Romans de la Table Ronde connurent du XIIe au XIVe siècles une prodigieuse carrière. Traduits presque simultanément en français, en anglais, en allemand, en danois, en espagnol, voire en italien, ils eurent pour auditoire la Chrétienté tout entière. L'écho qu'ils éveillèrent dans les coeurs provoqua de Si longues résonances, l'émulation qu'ils suscitèrent fut Si profonde et Si durable, que la manière de sentir et de vivre des hommes et des femmes d'Occident s'en trouva modifiée pour plusieurs siècles.

La Grande et la Petite Bretagne servant de cadre à ces romans, une question vient tout naturellement à l'esprit dans quelle mesure les Bretons - créateurs incontestés du mythe arthurien - participèrent-ils aux développements littéraires qui devaient, par la suite, en découler.

Avant de répondre à cette question, peut-être convient-il de rappeler le point de départ de la légende.

L'histoire n'a retenu que bien peu de chose du roi Arthur, mais ce qu'elle nous apprend confirme du moins son existence : à la fin du V siècle, un roi de ce nom (Arthur en gallois, Arzur en breton) a incarné la résistance galloise à l'envahisseur saxon. Après avoir infligé aux Saxons (ou Saines) défaites sur défaites, ce champion de l'indépendance galloise périt les armes à la main dans un dernier combat. Toutefois son corps ne fut jamais retrouvé .

La légende devait tout naturellement preter au héros disparu les plus hautes vertus de la race, amplifier ses exploits et, insensiblement, en faire un demi-dieu. Pour ses arrière-neveux des deux Bretagnes, le roi Arthur n'est pas mort. Réfugié dans l'Ile d'Avallon, il dort seulement d'un long sommeil. Son épée gît au fond d'un lac du Pays de Galles un jour, brandie par une main invisible, elle en émergera dans un soleil de gloire.

A ce signe, annonçant le réveil d'Arthur, Gallois et Bretons sauront reconnaître l'aube de leur propre libération.

Tel est le point de départ du mythe arthurien.

Jamais, il faut l'avouer, peuple vaincu ne sut tirer de sa défaite une plus haute revanche spirituelle. Ecartelés désormais entre la Grande et la Petite Bretagne - les Saxons ne leur ayant laissé d'autre choix que de se réfugier dans les régions les plus déshéritées de leur patrie d'origine (le Pays de Galles) ou d'émigrer - Bretons du Pays de Galles et Bretons d'Armorique se plurent â exalter leur grandeur passée. Leurs bardes firent d'Arthur - cet obscur petit roi de Logres - le souverain incontesté des deux Bretagnes, le fédérateur des royaumes celtes, et l'arbitre de la Chrétienté.

Vaincre un peuple par les armes est plus facile que de le réduire au silence. Les Saxons l'apprirent à leurs dépens : la version des vaincus s'accrédita.

Cinq siècles passèrent puis vinrent les Normands.

Alors que la domination saxonne était restée un événement purement insulaire, la conquête de la Grande Bretagne par les Normands en 1o66 allait valoir à la littérature celtique l'audience du continent. Finalement, contre toute attente, ce fut en effet par la voix de poètes normands, ou aux gages des Normands, que les Gallois - et par incidence les Bretons d'Armorique - purent faire connaître en dehors de chez eux leurs propres thèmes nationaux.

Pareille fortune suppose que la poésie galloise jouissait encore, à l'époque de la Conquête, d'un singulier prestige. Sans doute les Normands, qui ne possédaient pas au même degré que les Celtes le sens du sacré, ne surent-ils pas toujours respecter la signification ésotérique des symboles qu'ils utilisaient de seconde main; sans doute peut-on également leur reprocher d'avoir trop sacrifié aux moeurs " courtoises " du temps; cependant leur version du Cycle Arthurien, Si libre soit-elle, n'en est pas moins, quant au fonds, typiquement celtique.

Selon Joseph Loth "le coup le plus rude qui ait été porté à la théorie contraire l'a été par la comparaison des épopées irlandaises dont un bon nombre nous est conservé dans des manuscrits antérieurs à la rédaction de ces romans (en langue française, anglaise, allemande etc.) et qui sont manifestement pures d'influences étrangères. On a trouvé dans ces sagas nombre d'épisodes et de thèmes identiques à ceux des romans dits "arthuriens " ou qui en étaient très rapprochés et remontaient évidemment à la souche vieille celtique "

Denis de Rougemont lui-même, dont la thèse générale tendrait plutôt à exalter le rôle des troubadours de langue d'oc, n'en fait pas moins sienne cette citation d'Hubert : " Gaston Paris remarquait avec profondeur que le Roman de Tristan et d'Iseut rend un son particulier qui ne se trouve guère dans la littérature du Moyen Age et il l'expliquait par l'origine celtique de ces poèmes. C'est par Tristan et par Arthur que le plus clair et le plus précieux du génie celtique s'est incorporé à l'esprit europeen".

Il nous reste à voir comment les Normands, puis les Occitans, en vinrent à s'intéresser au message des bardes celtes.

Sur la manière dont furent transmis et recueillis ces lais et ces chants en langue galloise ou bretonne, trois thèses sont en présence. Loin de se contredire ces thèses se complètent, car la rapide diffusion du message celtique ne saurait s'expliquer sans l'utilisation presque simultanée de ces trois voies de pénétration différentes.

Pour Joseph Bédier, dont on connaît l'admirable version en langue française moderne du Roman de Tristan et Iseut, la transmission du mythe arthurien aux trouvères de langue française se serait faite surtout oralement, par l'intermédiaire de bardes armoricains parlant à la fois le breton et le français. Les alliances nombreuses qui unissaient la noblesse bretonne de la Bretagne armoricaine à la noblesse normande, à l'époque de la conquête, rendent cette thèse des plus vraisemblables. Nous n'en retiendrons qu'un seul exemple, le plus illustre :

Alain V, duc de Bretagne, et Guillaume le Conquérant étaient cousins germains; le premier, un peu plus âgé, servant de tuteur au second.

"Par ces mariages, par ces alliances, précise Joseph Bédier, au Xe, au xIe siècle, un château breton était â demi normand, un château normand était à demi breton. Et, très anciennement, dans ces châteaux de Normandie, des Bretons bilingues ont fait entendre la rote armoricaine et par leurs lais, par toutes les traditions purement armoricaines dont ils étaient porteurs, ils ont provoqué le premier éveil des imaginations romanes vers les légendes de Bretagne ».

"Faut-il rappeler une fois de plus les témoignages de Marie de France qui, vivant en Angleterre, nous dit et nous répète que vers 1170 encore, elle a entendu des Bretons chanter en vers français? Comme des éléments gallois se rencontrent dans ces mêmes lais de Marie de France et dans les divers romans arthuriens, l'indication la plus proche n'est-elle pas que les jongleurs armoricains, en activité dans les cours anglo-normandes, ont renoué connaissance avec les populations galloises dont ils étaient depuis Si longtemps séparés. Ils apprennent des Gallois certaines de leurs légendes, reconnaissent la parenté de ces légendes avec les traditions dont ils sont eux-mêmes porteurs, combinent les unes avec les autres et, par leurs oeuvres, la matière de Bretagne est le produit des légendes armoricaines et des légendes galloises...

"De là cette hypothèse la légende (arthurienne) de Tristan qui vivait en Galles a été recueillie par des hommes qui parlaient à la fois le français et le breton.

« Ces hommes ne sont pas de purs êtres de raison, créés par le jeu de nos combinaisons logiques; ils ont vécu et ce sont ces jongleurs bretons, originaires de la zone bilingue comprenant les diocèses de Dol, Saint-Malo, SaintBrieuc, Vannes, que M. H. Zimmer nous a montrés colportant leurs lais dans les châteaux normands".

Selon Joseph Bédier, les Bretons d'Armorique n'auraient donc pas assumé seulement un rôle important dans la diffusion du message gallois sur le continent, mais en rajeunissant la légende arthurienne ils auraient largement contribué à lui donner sa forme définitive.

A en croire Joseph Loth, la diffusion des légendes arthuriennes en Angleterre aurait surtout été assurée par les Gallois.

Enfin, pour Denis de Rougemont, la part prépondérante que les troubadours de langue occitane auraient prise dans la rédaction définitive de l'épopée arthurienne expliquerait la rapidité de sa propagation dans le midi de la France, déjà préparé par l'hérésie cathare aux exigences de l'amour courtois.

Sur le plan purement littéraire, ces digressions n'offrent d'ailleurs qu'un intérêt mineur. Ce qui importe vraiment c'est la haute qualité de cette oeuvre commune et, malgré les trans-formations qu'elle dut fatalement subir au long des siècles, sa profonde unité d'intention.

Comment ne pas sentir la leçon de courage et de dépassement de soi-même qu'elle nous propose? Et, dès lors, comment s'étonner du prestige qu'elle a Si longtemps exercé sur les âmes?

Mais, ici, il nous faut bien, non sans mélancolie, faire une constatation suivant les tendances idéologiques des époques et des races, les versions, ou, Si l'on préfère, les adaptations très libres qui en furent tirées connurent des destinées bien différentes.

Alors qu'en Angleterre, grâce en grande partie au talent d'écrivain de Thomas Malory (ancien combattant de la guerre des Deux Roses) qui les traduisit pour la première fois en anglais, vers l'an 1470, les légendes de la Table Ronde, cent fois rééditées, ne cessaient d'être étudiées, apprises et goûtées par tout un peuple demeuré fidèle à son passé; alors qu'en Allemagne, le mythe de Parsifal continuait à inspirer musiciens et poètes; en France, plus rien ne devait subsister après le XVe siècle de cette prodigieuse aventure spirituelle à laquelle tant de poètes de langue française, trouvères et troubadours, avaient collaboré.

Puisse cette nouvelle adaptation des romans du cycle arthurien, redonner à la " matière de Bretagne " un intérêt d'actualité qu'elle n'aurait jamais dû perdre!

Xavier de Langlais